Prévenir la violence conjugale

En plus d’offrir du soutien et des services aux personnes affectées par la violence conjugale, l’ampleur et les conséquences de celle-ci appellent à des efforts de prévention primaire. La prévention primaire vise à réduire l’incidence de la violence conjugale en agissant sur les facteurs en amont (tableau 4) qui augmentent le risque que des comportements violents surviennent [11], ou sur ceux qui protègent contre leur apparition. Une compréhension adéquate de ces facteurs permet d’implanter les programmes et les stratégies de prévention les plus appropriés possibles [10].

C’est à partir des données scientifiques disponibles et des expériences de prévention, mises de l’avant au Québec et ailleurs, qu’il est possible de dégager certains principes ou balises pouvant orienter les efforts de prévention.

S’appuyer sur les meilleures connaissances scientifiques

Quelques revues de littérature [10,11,179,180], dont certaines systématiques [181], ont recensé les connaissances scientifiques en matière de prévention primaire de la violence conjugale, de la violence faite aux femmes [182,183] ou, plus globalement, de la violence interpersonnelle [184]. Il en ressort quelques constats généraux, notamment sur l’évaluation de l’efficacité des programmes.

  • Les programmes qui ont démontré une certaine efficacité sont implantés pour la majorité en contexte scolaire et visent principalement à modifier les attitudes, à sensibiliser à la violence dans les relations amoureuses et à augmenter les connaissances. Plus largement, il semble se dégager que les interventions qui se déploient avec une certaine intensité (durée et répétition), qui comportent plusieurs composantes et qui agissent à différents niveaux du modèle écologique, obtiennent de meilleurs résultats quant à l’augmentation des connaissances, à la modification des attitudes et, plus marginalement, des comportements.
  • Des questions demeurent, notamment à savoir quelles sont les composantes d’efficacité de ces interventions, la capacité de reproduire les résultats de ces interventions dans d’autres contextes, et le potentiel de combiner à la fois des programmes à portée universelle avec des programmes ciblés qui visent certaines populations plus à risque (ex. : personnes ayant subi de la maltraitance durant l’enfance, adolescentes enceintes) [179–182].
  • La plupart des auteurs arrivent à la conclusion que peu de programmes de prévention primaire ont été évalués de façon rigoureuse, et que peu de programmes ayant démontré une efficacité pour réduire ou prévenir les comportements violents commis ou subis en contexte conjugal ont été identifiés [179,181,182]. Cette observation réitère la nécessité de poursuivre les efforts pour évaluer rigoureusement les initiatives de prévention [182], et ce, même si des avancées dans les connaissances scientifiques ont été faites [179]. 

Le tableau 7 présente les stratégies jugées prometteuses pour prévenir la violence conjugale; une description sommaire de chaque stratégie et des facteurs sur lesquels elles agissent y figurent. Il est à noter que la plupart de ces stratégies ne ciblent pas spécifiquement la violence conjugale, mais agissent sur des facteurs de risque (ex. : maltraitance envers les enfants) ou de protection (ex. : promotion de relations amoureuses égalitaires et non violentes à l’adolescence), et comportent en ce sens un potentiel de prévention19. Plusieurs initiatives ou programmes québécois, dont certains ayant fait l’objet d’une évaluation, visent des objectifs apparentés aux stratégies de prévention présentées dans le tableau 7. Par exemple, les programmes ViRAJ et PASSAJ visent à promouvoir des relations amoureuses égalitaires et non violentes chez les jeunes, tandis que des programmes tels que Les amis de Zippy ou le programme Fluppy cherchent à développer les compétences personnelles et sociales chez les enfants d’âge préscolaire ou scolaire. D’autres initiatives ciblent plus spécifiquement la promotion du bien-être des enfants exposés à la violence conjugale (voir l’encadré 1 sur les enfants exposés). Par ailleurs, certaines approches (ex. : école en santé) et certains services déployés au Québec (ex. : SIPPE) qui favorisent le développement global des enfants et des jeunes et le soutien aux familles, sans cibler spécifiquement la prévention de la violence conjugale, s’inscrivent dans la foulée de ces stratégies et ont le potentiel de réduire la violence conjugale.

Tableau 7 - Stratégies de prévention primaire en lien avec la violence conjugale20

Stratégie Description

Développer les habiletés sociales des enfants et des adolescents [11,184]

  • Objectif : vise le développement des compétences personnelles et sociales, dont la résolution des conflits et la capacité à agir comme témoins actifs, par des interventions éducatives en classe, parfois avec une composante ciblant également l’environnement scolaire, la famille ou la communauté.
  • Principaux facteurs ciblés : compétences personnelles et sociales (ex. : résolution des conflits), normes sociales propices à la violence, problèmes de comportements et comportements antisociaux, climat scolaire.

Promouvoir des relations amoureuses saines et exemptes de violence à l’adolescence21 [11,179,181–184]

  • Objectif : vise à améliorer les connaissances, les attitudes et les habiletés relationnelles des jeunes par des interventions éducatives en classe, parfois avec une composante ciblant également l’environnement scolaire, la famille ou la communauté.
  • Principaux facteurs ciblés : compétences personnelles et sociales (ex. : résolution des conflits), normes sociales propices à la violence et normes traditionnelles quant aux rôles des deux sexes.

Favoriser des relations sécuritaires, stables et saines entre les enfants et leurs parents [10,11,182–184]

  • Objectif : vise à favoriser le développement des enfants en soutenant les parents dans l’exercice de leur rôle et en rehaussant leurs compétences parentales à travers des programmes de visites à domicile par un professionnel de la santé ou des programmes de développement des compétences parentales.
  • Principaux facteurs ciblés : environnement familial dans l’enfance et l’adolescence, exposition à la violence conjugale et maltraitance dans l’enfance.

Agir sur les normes sociales [10,11,184]

  • Objectif : vise à transformer les normes sociales liées à la violence et au genre en améliorant les connaissances et les attitudes par divers moyens (approche de marketing social, campagnes de sensibilisation dans les médias, ateliers en milieu scolaire ou sportif), et ce, en ciblant parfois spécifiquement les garçons et les hommes.
  • Facteurs ciblés : normes sociales propices à la violence, normes traditionnelles quant aux rôles des deux sexes, inégalités entre les hommes et les femmes.

Réduire l’accessibilité et la consommation abusive d’alcool [10,11,184]

  • Objectif : vise à réduire l’accessibilité et les problèmes liés à la consommation d’alcool par divers moyens (ex. : réglementation de la vente et de la consommation, counseling).
  • Facteur ciblé : consommation abusive d’alcool, accessibilité à l’alcool.

Agir tôt

La plupart des stratégies présentées dans le tableau 7 tentent d’intervenir auprès des enfants et des jeunes, soulignant l’importance d’agir tôt dans le parcours de vie (voir chapitres 2 et 4). En considérant l’influence prédictive de certains facteurs développementaux qui augmentent le risque de violence conjugale vécue à l’âge adulte [77] et le fait que la violence entre partenaires intimes peut s’installer dès l’adolescence [78,179,185], il apparaît essentiel de saisir les occasions de prévenir la violence conjugale en agissant sur le contexte familial des enfants et des adolescents [77,78,179]. Il s’agit aussi de stades de développement où se forgent les conceptions sur les rôles attribués aux hommes et aux femmes, où les modes de résolution des conflits et les modes d’interactions familiales et intimes se développent. L’enfance et l’adolescence constituent par ailleurs des moments où les liens sociaux protecteurs (ex. : qualité de la relation parents-enfants, la supervision des parents) peuvent avoir une grande influence, notamment sur l’adoption ou non de comportements violents. Afin de maximiser les efforts de prévention, les facteurs de risque les plus appuyés par les connaissances scientifiques devraient être ciblés en priorité [78]. Il importe cependant de rappeler que les études scientifiques mesurent le plus souvent des facteurs individuels et relationnels, limitant de ce fait les connaissances empiriques sur des facteurs sociétaux et communautaires qui sont très pertinents d’un point de vue théorique. 

Cibler les facteurs sociétaux et communautaires

La grande majorité des programmes de prévention de la violence conjugale qui ont été évalués ont cherché à modifier les connaissances ou les attitudes des personnes sans nécessairement s’attaquer aux facteurs structuraux et environnementaux qui influencent les comportements individuels [3]. Pourtant, la reconnaissance du fait que la violence conjugale constitue un problème social appelle également à des changements dans la société québécoise, afin de créer des environnements favorables à des comportements non violents. Le potentiel de gains en matière de prévention est plus important avec ce type de stratégie, puisqu’elle agit à tous les stades de la vie et auprès de l’ensemble de la population, peu importe le niveau de risque.

Il est possible, par exemple, d’agir sur les facteurs sociétaux ayant une influence sur la prévalence de la violence conjugale par des modifications dans la législation (ex. : améliorer les règles de partage du patrimoine familial en cas de séparation, offrir la possibilité de résilier un bail en cas de violence conjugale), et par des politiques économiques et sociales qui réduisent les disparités entre les hommes et les femmes (ex. : favoriser l’emploi de femmes dans des métiers non traditionnels, faciliter l’accessibilité aux services de garde). À cet effet, une analyse des inégalités entre les hommes et les femmes dans trois pays a démontré l’influence des politiques sociales (ex. : éducation, revenu, politiques familiales) sur la prévalence de la violence conjugale et les conséquences de celle-ci [106]. L’effet sur la violence conjugale de l’amélioration des conditions de vie des femmes par la réduction de l’écart salarial entre les hommes et les femmes et une plus grande intégration au marché du travail a aussi été démontré empiriquement [186]. L’implantation de services destinés aux femmes victimes de violence conjugale et l’accès plus facile au divorce sont d’autres illustrations de changements sociaux qui ont certainement contribué à la diminution des homicides conjugaux au Québec et au Canada, notamment en améliorant la sécurité des femmes. Par ailleurs, il semble que l’adoption de politiques publiques visant spécifiquement la réduction de la violence faite aux femmes, par exemple le Violence Against Women Act (VAWA)22 aux États-Unis, a contribué à faire diminuer la prévalence de la violence conjugale et des homicides conjugaux, notamment à travers l’octroi de financement pour l’implantation de programmes de prévention [182].

En outre, la modification des normes sociales qui cautionnent la violence envers les femmes et les filles est une stratégie de prévention à mettre de l’avant [187]. Une étude récente utilisant des données provenant d’une quarantaine de pays a démontré que les normes sociales à l’échelle nationale ou infranationale influencent à la fois la violence conjugale au niveau populationnel et le risque individuel de subir de la violence de la part d’un partenaire [81]. Le traitement médiatique adéquat des cas de violence conjugale et des homicides intrafamiliaux [187,188] et l’adoption d’une approche positive des relations intimes misant sur des principes d’égalité, d’inclusion et de non-violence [3] constituent d’autres avenues à explorer en matière de prévention de la violence conjugale. Il est à noter que les campagnes médiatiques seules ne semblent pas suffisantes pour réduire la violence conjugale, mais la prise en compte de certains principes pourrait en améliorer l’efficacité [189,190]. Les campagnes qui s’appuient sur des principes du marketing social et sur les connaissances scientifiques les plus probantes en matière de violence sont plus susceptibles d’atteindre les objectifs fixés [184,189]. Une analyse des campagnes de sensibilisation sur la violence conjugale a montré, par exemple, que les approches qui comportent une composante destinée aux hommes ayant des comportements violents ont une plus-value comparativement aux campagnes visant exclusivement les femmes victimes [189].

Enfin, certaines caractéristiques propres à un milieu, telles que la défavorisation et le manque de soutien social, pourraient également être des cibles d’intervention visant à prévenir la violence conjugale [190] et, plus globalement, la violence en général. Les connaissances scientifiques tirées d’autres domaines laissent penser que l’amélioration des conditions de vie au niveau des communautés pourrait constituer une stratégie prometteuse pour prévenir la violence conjugale.

Diversifier les stratégies

La complexité entourant les causes et les motivations sous-jacentes à la violence conjugale invite à diversifier les stratégies pour la prévenir avant qu’elle ne survienne [190]. Voici quelques exemples de bonnes pratiques permettant de diversifier les stratégies. 

Mobiliser différents secteurs dans des efforts intégrés et concertés

Les facteurs de risque et de protection agissent dans plusieurs sphères (famille, communauté, société) et les leviers pour agir sur ceux-ci se situent dans différents secteurs de la société (santé, éducation, loisirs et sports, justice, sécurité publique, développement économique, etc.). Il est donc recommandé de miser sur des efforts multisectoriels et coordonnés [3,12]. Au Québec, les tables de concertation intersectorielle en violence conjugale sont un pilier de l’action préventive et du soutien aux victimes à l’échelle nationale, régionale et locale [191–193]. Pour développer des réponses adaptées à l’échelle locale et impliquant des partenaires, un Guide d’analyse de la violence conjugale sur un territoire23 a d’ailleurs été développé au Québec. Il vise à soutenir les différents milieux dans la compréhension plus fine du problème qui peut être vécu sur un territoire, et de les impliquer dans la planification d’interventions préventives qui tiennent compte de la réalité de ce territoire [74].

Intervenir dans différents milieux

De plus en plus d’évidences scientifiques démontrent la possibilité de mener des activités de prévention primaire dans différents contextes (famille, école, communauté) [179]. Dans leur revue des programmes de prévention primaire de la violence conjugale, Whitaker et ses collaborateurs (2013) invitent à investir d’autres milieux peu exploités, tels que les médias, le milieu de travail et le milieu sportif. Certaines mesures incluses dans les plans d’action en matière de violence conjugale soutiennent des initiatives en ce sens, notamment en milieu sportif [192]. 

Cibler les facteurs « situationnels »

Certains facteurs dits « situationnels » peuvent venir exacerber ou augmenter la sévérité de la violence conjugale et méritent d’être considérés lorsque vient le temps de planifier des actions préventives. Ces facteurs sont souvent communs à plus d’un type de violence et, bien que n’étant pas la cause de la violence conjugale, ils constituent des conditions aggravantes sur lesquelles il est pertinent d’intervenir. L’accessibilité aux armes à feu et la consommation abusive d’alcool en sont des exemples. Différentes mesures axées sur les environnements (ex. : contrôle de l’accessibilité aux armes à feu, réduction de l’accessibilité à l’alcool par une hausse des prix, une limitation des points de vente et des heures de vente d’alcool) ou sur les personnes (ex. : vérifications des antécédents avant l’acquisition d’une arme à feu, offre de traitement aux personnes présentant des problèmes de consommation) peuvent être considérées pour agir sur ces facteurs [10,11,184].

L’action gouvernementale en matière de prévention de la violence conjugale

Au Québec, l’intervention et la prévention en matière de violence conjugale s’articulent autour de la Politique d’intervention en matière de violence conjugale – Prévenir, dépister, contrer la violence conjugale. Cette Politique positionne la prévention comme un axe d’intervention à privilégier pour apporter une solution durable au problème. Cela se traduit à travers plusieurs engagements des plans d’action qui l’accompagnent, visant la promotion de rapports égalitaires entre les sexes et la réduction de la tolérance sociale face à la violence et à la violence conjugale en particulier (Gouvernement du Québec, 1995), ainsi que l’adoption par les nouvelles générations de modèles relationnels fondés sur le respect des droits de la personne, les responsabilités individuelles et le respect des différences [143]. L’objectif ultime étant d’enrayer les causes de la violence conjugale et d’adopter une vision sociale à moyen et à long termes (Gouvernement du Québec, 1995). Afin d’atteindre cet objectif, différentes mesures visant à promouvoir des rapports égalitaires entre les sexes et à favoriser la réduction de la tolérance sociale à la violence ont été réalisées à travers les différents plans d’action [192] ou sont en cours de réalisation.     

  1. Pour un aperçu plus détaillé des programmes de prévention, le lecteur est invité à consulter les chapitres sur la violence et la maltraitance envers les enfants (chapitre 2) et sur la violence dans les relations amoureuses des jeunes (chapitre 4).
  2. Les stratégies et programmes jugés efficaces ou prometteurs sont tirés de revues de la littérature. Dans un souci de pertinence socioéconomique, les stratégies ou les programmes dont les seules évidences sont tirées de pays en voie de développement ou en émergence (ex. : programme de microcrédits destiné aux femmes) ne figurent pas dans le tableau 7.
  3. Consulter le chapitre 3 sur la violence dans les relations amoureuses des jeunes pour en savoir davantage sur cette stratégie et les programmes qui y sont associés.
  4. Adopté en 1994, le VAWA vise à coordonner les efforts en matière de réponse sociojudiciaire et de prévention de la violence domestique et de la violence sexuelle. Des fonds sont consacrés à différents paliers pour soutenir des initiatives en ce sens. Le VAWA pourrait s’apparenter sur certains aspects à la Politique d’intervention en matière de violence conjugale adoptée par le Québec en 1995.
  5. Le guide a été développé en réponse à un engagement du Plan d’action gouvernemental 2012-2017 en matière de violence conjugale.