Encadré 1 − La prévention du trauma crânien non accidentel (TCNA) pédiatrique

Dre Sylvie Béliveau, CHU de Québec

Le trauma crânien non accidentel (TCNA) pédiatrique, plus connu sous le nom du syndrome du bébé secoué, est une forme grave d’abus physique survenant quand un enfant est secoué violemment ou soumis à un impact soudain, et qu’il en résulte des blessures au niveau du crâne ou du contenu intracrânien. Bien que l’incidence des TCNA soit mal connue, particulièrement au Canada, les études américaines présentent des chiffres variant entre 20 et 30 cas par 100 000 enfants de moins de 1 an [191]. Les conséquences cliniques des TCNA sont dévastatrices pour les familles, et très souvent irréversibles pour les enfants. Il n’y a guère de situations cliniques plus tragiques qu’un nourrisson de 4 mois, hospitalisé aux soins intensifs, chez qui on confirme des dommages neurologiques secondaires à des secousses violentes. Par ailleurs, les coûts sociaux associés à ce type d’abus s’avèrent très significatifs pour plusieurs secteurs, dont la santé, les services sociaux, la sécurité publique, la justice et l’éducation.

Les TCNA surviennent généralement chez les enfants de moins d’un an, et près de 60 % des victimes sont âgées de moins de six mois [192–194]. Le cerveau est alors immature et particulièrement vulnérable aux traumatismes. Il s’agit d’une période où la croissance cérébrale est extrêmement rapide, et où des phénomènes physiologiques importants culminent, comme la myélinisation et la stabilisation des connexions synaptiques [195]. Il n’est donc pas étonnant que plus de 80 % des victimes présentent des déficits neurologiques permanents [196–199], et que la mortalité associée aux TCNA soit élevée, variant de 11 % à 36 % selon les études [192,198].

Au Canada, une étude a recensé 364 victimes de TCNA dans 11 centres hospitaliers pédiatriques de soins tertiaires de 1988 à 1998. Un décès est survenu dans 19 % des cas. Parmi les autres victimes, des dommages neurologiques significatifs ont été rapportés dans 55 % des cas, et une atteinte visuelle dans 65 % des cas. Seulement 22 % d’entre elles ne présentaient aucune séquelle apparente lors du congé de l’hôpital [200]. Depuis, les études démontrent qu’une grande proportion des victimes qui semblaient sans atteinte après les manifestations initiales du TCNA présente, des années plus tard, des déficits cognitifs, adaptatifs et comportementaux. Ces déficits deviennent plus apparents à mesure que les demandes cognitives augmentent, puisque plusieurs aspects de la cognition n’atteignent leur maturité qu’à la fin de l’adolescence [201]. Chez ces enfants, les sphères du langage et de la parole, différents aspects des fonctions exécutives, l’attention et la concentration, le comportement et l’adaptation sociale sont des éléments particulièrement touchés [196,202,203].

Les TCNA sont des événements évitables. Plusieurs facteurs de risque ont été associés à cette forme d’abus, tels que des facteurs socioéconomiques, les stress familiaux et sociétaux, le jeune âge maternel, le fait d’être un garçon, d’être né prématurément ou de souffrir d’une maladie périnatale [192–194]. Toutefois, aucun de ces facteurs n’est facilement modifiable.

Au cours des dernières années, les recherches ont permis de reconnaître l’importance des pleurs des nourrissons comme élément déclencheur des TCNA [204,205]. Les secouages peuvent être répétés, et ils paraissent « efficaces » parce que l’enfant cesse de pleurer et qu’il se calme en « tombant endormi » [206]. Les gestes abusifs surviennent le plus souvent quand la personne responsable est fatiguée, et qu’elle ressent de l’impatience et de la colère face aux pleurs de l’enfant. En fait, sa perception et sa réponse face aux pleurs seraient des facteurs plus importants que l’intensité ou la durée des pleurs en eux-mêmes [207].

Malheureusement, les pleurs des nourrissons sont souvent persistants et inconsolables, sans qu’une cause organique ne puisse être identifiée pour les expliquer. Par ailleurs, les stratégies étudiées visant à réduire les pleurs impliquent des interventions individuelles spécifiques ou auprès de la dyade mère-enfant, et leur efficacité s’avère limitée [208,209].

Le fait de pouvoir cibler un comportement spécifique (le fait de secouer) et un élément déclencheur (les pleurs) a permis l’élaboration de messages de prévention primaire. Ainsi, des programmes visant l’éducation des parents en période postnatale à propos des caractéristiques des pleurs des nourrissons et des dangers de secouer ont été instaurés dans plusieurs maternités aux États-Unis et au Canada. Des études observationnelles initiales [210,211] avaient rapporté des diminutions d’incidence des TCNA de 47 % et de 75 %, et cela avait justifié l’implantation de ces programmes à grande échelle [208,212]. Toutefois, bien que ces interventions aient montré qu’elles augmentaient les connaissances [213–217], les évidences appuyant leur efficacité pour prévenir les TCNA demeuraient limitées [218].

Plus récemment, des études rigoureuses visant à évaluer l’efficacité de ces programmes de prévention en Caroline du Nord et en Pennsylvanie n’ont pas démontré de diminution dans l’incidence des TCNA [217,219]. En fait, il est probable que le simple fait d’informer les responsables d’un enfant qu’il est dangereux de le secouer et de nommer quelques moyens pour faire face aux difficultés reliées aux pleurs soit insuffisant pour prévenir les pertes de contrôle menant aux TCNA. Bien que la période postnatale soit un moment privilégié permettant de joindre toutes les familles, il est possible que ce ne soit pas le meilleur moment pour qu’une intervention éducationnelle se traduise par des modifications du comportement des semaines plus tard [220]. Aussi, il a été difficile de maintenir la fidélité aux programmes dans certains milieux hospitaliers [219], et il est probable que les efforts de prévention doivent mieux cibler les figures parentales masculines, puisque les pères sont identifiés comme étant les abuseurs dans 77 % des cas [221]. Bien que la littérature américaine démontre que les efforts déployés jusqu’à maintenant aient été insuffisants, les auteurs s’entendent pour dire qu’il ne faut pas pour autant abandonner les programmes déjà en place [217,219,220]. Par contre, ils estiment qu’il est temps de recadrer ou de bonifier les messages. Des interventions additionnelles ciblées, des efforts plus intensifs et une répétition des messages après la période postnatale pourraient mieux aider les familles, surtout celles les plus à risque.

Au Québec, le Programme périnatal de prévention du syndrome du bébé secoué (PPPSBS) – mis sur pied par des professionnels du CHU Sainte-Justine – a comme particularité d’inclure, en plus des éléments déjà ciblés par les programmes américains, une partie dédiée aux émotions pouvant être déclenchées par les pleurs d’un bébé [216,222]. De façon novatrice, ce programme vise particulièrement à favoriser le recours à des stratégies d’adaptation par la reconnaissance et la gestion de la colère. Il se décline en trois phases principales, successives et complémentaires, où la répétition et la bonification des messages à visée préventive sont prévues. Essentiellement, la phase I vise la période de la naissance, la phase II intervient dans les premiers mois de vie, et la phase III poursuit selon les besoins ou les vulnérabilités spécifiques de l’enfant ou des familles. Les données recueillies jusqu’à maintenant démontrent un très haut taux d’adhésion à la phase I du programme dans les maisons de naissance, les maternités et les unités néonatales. Aussi, dans plus de 85 % des familles, les deux parents étaient présents lors de l’enseignement donné par l’infirmière. Cependant, les phases II et III sont limitées dans leur implantation, principalement par manque de fonds. La phase II prévoit des interventions à des moments précis du développement du nourrisson, soit lors des visites postnatales à domicile, soit lors des visites au CLSC. Pour les familles identifiées comme étant plus vulnérables, une intervention systématique est prévue lorsque le nourrisson a entre 4 et 8 semaines de vie, au moment où les pleurs persistants surviennent. Ainsi, le PPPSBS prévoit diverses interventions qui peuvent s’insérer dans le continuum de soins et de services déjà offert aux nourrissons et aux familles du Québec. Il s’agit d’un programme qui associe des messages visant le développement des connaissances, tout en intervenant sur le plan de la régulation des émotions et en ciblant de façon plus spécifique les familles les plus vulnérables.

Même s’il n’est pas possible d’évaluer l’impact du PPPSBS sur l’incidence des TCNA pour le moment, la poursuite de son implantation est certainement la bonne chose à faire [223].

Au cours des années, de nombreuses publications ont démontré que certains enfants étaient victimes d’une escalade de violence, et que des opportunités d’intervention ont été manquées avant que des gestes pouvant compromettre leur vie soient posés [206,224–229]. Conséquemment, la définition récente des « lésions sentinelles » dans la littérature médicale permet la conceptualisation d’un nouvel outil de prévention des abus physiques sévères [207,230]. 

Définition des lésions sentinelles

  • Blessures mineures :
    • Exemples : ecchymoses, blessures à la bouche, brûlures mineures et lésions musculo-squelettiques;
    • Exclusions : rougeurs transitoires, égratignures et petites abrasions.
  • Chez l’enfant ne pouvant se déplacer en faisant quelques pas alors qu’il se tient aux objets.
  • Visibles ou détectables par les responsables de l’enfant.
  • Inexpliquées ou non parfaitement expliquées. 

Les lésions sentinelles précèdent souvent des blessures sévères chez les jeunes victimes d’abus physiques, et elles sont rares chez ceux qui n’en sont pas victimes. Elles ne sont pas significatives cliniquement parce qu’elles ne nécessitent pas de traitement, et parce qu’elles guérissent rapidement et complètement. Leur dépistage et leur identification, associés à une réponse appropriée, pourraient prévenir jusqu’à un tiers des situations d’abus physiques sévères évaluées en centre tertiaire pédiatrique [230]. Ainsi, les enfants chez qui on rapporte ou chez qui on constate des lésions sentinelles devraient être évalués rapidement par un médecin, et l’investigation à la recherche de blessures occultes devrait être complétée. Aussi, leur situation devrait être signalée aux autorités compétentes [207].

Des auteurs suggèrent que l’enseignement concernant la signification des lésions sentinelles aux différents professionnels œuvrant auprès des très jeunes enfants pourrait contribuer à prévenir les TCNA et les abus physiques sévères, et jouer un rôle significatif dans l’amélioration du bien-être et de la sécurité de ces enfants [207].

En conclusion, les défis liés à la prévention des TCNA demeurent et sont mis en évidence par la littérature récente sur le sujet. Les facteurs conduisant aux abus physiques sévères envers les tout-petits sont complexes, et leur prévention ne peut venir des efforts d’un seul groupe de professionnels. Il s’agit, en fait, d’une responsabilité collective. L’enseignement et le développement de compétences individuelles chez les intervenants qui travaillent auprès des jeunes enfants, certains changements organisationnels et des innovations au sein de certains programmes peuvent faire partie des solutions permettant de prévenir les TCNA. Étant donné leur fardeau économique, sociétal, familial et individuel, les efforts doivent se poursuivre pour développer et évaluer de façon rigoureuse des initiatives de prévention.

Une certaine portion des TCNA a été imputée aux gardiens et gardiennes d’enfants. Ainsi, les parents devraient faire preuve de prudence lorsque vient le moment de choisir quelqu’un pour s’occuper de leurs tout-petits. Les enfants ne devraient pas être laissés avec des personnes qui ont de la difficulté à contrôler leur colère ou qui éprouvent du ressentiment envers eux, et ce, même pendant une courte période (Société canadienne de pédiatrie, 2001). Il a été suggéré que le fait d’étendre aux gardiens et gardiennes l’enseignement des dangers de secouer ou d’infliger un impact à la tête d’un enfant puisse avoir un effet préventif [221].

La Société canadienne de pédiatrie recommande la création d’une base de données nationale des cas de TCNA dans le but de mieux comprendre leur épidémiologie et de contribuer à l’élaboration de pratiques exemplaires, entre autres sur le plan des approches préventives [231]. Le Québec devrait pouvoir collaborer à la création de cette banque de données.