Intoxication aigüe au paraquat: description d'un cas

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Auteur(s)
Ami M. Grunbaum
M.D., Résident en biochimie médicale, Université McGill
Sophie Gosselin
M.D., CSPQ, FRCPC, FAACT, Urgentologue et toxicologue médicale, CUSM, Consultante en toxicologie médicale, Centre antipoison du Québec, Consultante en toxicologie médicale, Poison & Drug Information Service, Alberta

Introduction (1-5)

Le paraquat (dichlorure de 1,1’-Diméthyl-4,4’-bipyridinium) est un herbicide de contact non sélectif qui fut largement utilisé dans de nombreux pays depuis la découverte dans les années 1960 de ses propriétés herbicides. En redirigeant l’énergie générée par photosynthèse à la production de dérivés réactifs de l’oxygène (DRO), le paraquat tue sans discernement les fibres des plantes vertes à leur contact, mais ne se propage pas à l’intérieur de celles-ci et ne pénètre pas l’écorce des arbres matures. De plus, son efficacité n’est pas diminuée par la pluie, et il devient biologiquement inactif au contact du sol. Ces propriétés ont rendu le produit très populaire en agriculture sans labourage.

Quoi qu’il en soit, son usage est matière à controverse en raison du taux élevé de mortalité (de 50 à 90 %) à la suite de son ingestion. Il s’agit de la principale cause de décès liée à l’empoisonnement par pesticide. En effet, entre 1945 et 1989, 56 % des décès par empoisonnement par pesticide en Angleterre et au pays de Galles ont été attribuables au paraquat. En 2008, il a fait plus de victimes que tout autre pesticide selon le système national de données sur les poisons recueillies par l’Association américaine de centres antipoison et de toxicovigilance. Le potentiel létal du paraquat est d’autant plus frappant quand on tient compte de son historique dans les pays en voie de développement, où il est responsable d’environ 70 % des suicides de Trinité-et-Tobago et aux îles Samoa. Depuis 2007, le paraquat est banni de l’Union européenne, et l’accès à des produits qui en contiennent est restreint en Amérique du Nord.

Le but de cet article est de résumer l’évolution clinique de la toxicité du paraquat et de mettre en lumière les différents traitements possibles.

Description d’un cas d’intoxication aigüe

L’été dernier, un paysagiste d’âge moyen a accidentellement ingéré du paraquat (37 % en poids). Il crut à tort que le mélange préparé par son collègue était sa boisson. Réalisant ce dont il s'agissait, il cracha, but plusieurs gorgées d’eau et se fit vomir.

À deux heures post-ingestion, il se présenta à son hôpital local. On lui administra aussitôt des solutés par voie intraveineuse, puis, quatre heures après l’exposition au produit toxique, on entreprit un traitement de charbon activé en doses répétées. Le lendemain midi, on commença l’administration de N-acétylcystéine (NAC) par voie intraveineuse.

Le lendemain de l’ingestion, le patient fut transféré dans un centre hospitalier de soins tertiaires. Il se plaignait alors d’un mal de gorge progressif. Un examen endoscopique du pharynx put révéler la présence d’un œdème diffus et des lésions de nature corrosive à l’œsophage. De la dexaméthasone lui fut administrée. On put néanmoins noter à chaque examen endoscopique une progression de l’œdème.

Le soir du 2e jour, on commença les techniques d'épuration extrarénale en employant une combinaison d’hémodialyse et d’hémofiltration puisqu’une insuffisance rénale se développait.

Au matin du 3e jour, la saturation en oxygène du patient était de plus en plus difficile à maintenir et l’effort respiratoire l’épuisait. On eut recours à une intubation endotrachéale avec une saturation en oxygène fixée à 85 %. On lui administra de la NAC en inhalation et du protoxyde d'azote, ainsi que de la méthylprednisolone, du cyclophosphamide et de la vitamine C et E par voie parentérale.

Le 4e jour, la seconde dose de cyclophosphamide fut mise en attente, car le nombre de ses leucocytes baissait. Ce soir-là, il devint fébrile et présentait une acidose métabolique, ce qui nécessita une assistance ventilatoire accrue. Le portrait clinique concordait avec un choc septique. Vers midi, le 5e jour, après discussion avec la famille, la décision fut prise de cesser les traitements, et le décès fut constaté peu de temps après.

Mécanismes de toxicité(5-7)

Le paraquat est métabolisé grâce à de nombreux systèmes enzymatiques (dont le NADPH, le NADH, le NOS); il en résulte un radical mono-cation de paraquat qui est à nouveau oxydé à l’intérieur de la cellule, ce qui engendre un anion superoxyde en oxygène. En présence de fer, ces radicaux libres peuvent réagir avec le peroxyde d’hydrogène (réaction Fenton) et créer des radicaux hydroxyles très dévastateurs. Cette régénération cyclique de DRO (cycle d’oxydoréduction) est la source de nombreux mécanismes de toxicité.

Cytolyse

Ces radicaux libres causent une peroxydation des lipides membranaires des cellules et des organites (p. ex., la mitochondrie), ce qui entraîne une lésion de la membrane, et provoque la cytolyse.

Inflammation et fibrose

Les DRO activent le NFKB (Nuclear Factor Kappa B), ce qui induit ensuite la transcription de cytokines et d’enzymes inflammatoires, provoquant une inflammation des tissus. Cette toxicité prend toute son ampleur dans les poumons, où le paraquat est activement absorbé par les pneumocytes, ce qui conduit à une alvéolite aiguë suivie d’une fibrose.

Déplétion du NADPH

Tant et aussi longtemps que l’oxygène est disponible, le paraquat subit un cycle d’oxydoréduction et d’oxydation et contribue à la déplétion de NADPH. Cette enzyme est essentielle dans la protection contre la toxicité des DRO et le stress oxydatif.

Évolution clinique(5-8)

Toxicocinétique

L’absorption digestive du paraquat est incomplète mais rapide (moins de 10 % de la quantité ingérée en une à six heures). L’élimination se fait par les reins : 90 % du poison est excrété inchangé dans les 12 à 24 heures. Le produit est décelable dans les urines une heure après l’ingestion et la concentration sérique maximale est atteinte en quatre heures.

Bien que le paraquat soit de prime abord excrété rapidement, la clairance rénale est estimée perdre de son efficacité de façon alarmante après quelques heures. En effet, la demi-vie initiale d’environ 6 heures peut augmenter jusqu’à 96 heures après le premier jour. Cela est probablement attribuable à au moins deux facteurs : une insuffisance rénale aiguë, ainsi que la redistribution à partir des compartiments profonds, particulièrement les poumons.

Dommages infligés aux organes

Le paraquat est extrêmement corrosif. Il peut causer de l’érythème, une vésication et une ulcération de la peau, ainsi qu’une inflammation grave de la cornée et de la conjonctive s’il est éclaboussé dans les yeux. Sa toxicité gastro-intestinale est imputable à la nature caustique de l'herbicide qui se matérialise par l’ulcération et la formation d’escarres sur la langue, dans la bouche et dans le tube digestif haut. La dysphagie et la dysphonie sont communes. La perforation de l’œsophage peut se compliquer d’une médiastinite ou d’un pneumothorax.

La sévérité de l’intoxication dépend de la quantité de paraquat ingérée. L’ingestion de 20 mg de paraquat par kilogramme de poids corporel (mg/kg p.c.) donne lieu à une intoxication légère ou modérée, qui se traduit généralement par des vomissements et de la diarrhée. Un rétablissement complet est toutefois envisageable.

Un empoisonnement de modéré à grave se produit à la suite d’une ingestion de 20 à 40 mg/kg-p.c. L’insuffisance rénale (nécrose tubulaire aiguë) survient rapidement et engendre de façon notable une baisse de la diurèse et une augmentation de la créatinémie en l’espace d’un à deux jours. Il y a apparition d’insuffisance respiratoire dans tous les cas sévères. Les cellules alvéolaires épithéliales absorbent activement le paraquat, car l’approvisionnement quasi inépuisable en oxygène alimente son cycle d’oxydoréduction. D’abord, il y a formation d’une alvéolite aiguë accompagnée d’un œdème pulmonaire non cardiogénique, puis suit une fibrose pulmonaire qui progresse rapidement. Les patients survivent généralement à la phase aiguë, mais succombent à une hypoxie grave dans les jours, voire les semaines après l’ingestion.

Un empoisonnement fulminant découle d’une ingestion de 40 mg/kg-p.c. et plus. La mort survient généralement en l’espace d’un à quatre jours en raison d’une défaillance multiviscérale (cardiaque, respiratoire, hépatique, rénale, surrénale, pancréatique et neurologique).

Diagnostic et monitorage(9-12)

Au moment de l’admission du patient, une analyse d’urine qualitative au dithionite de sodium avec alcali est de mise(9). Si le résultat se révèle négatif quatre heures après l’ingestion (couleur inchangée), aucun test sanguin n’est requis et le patient peut être rassuré11. Par contre, si le résultat s’avère positif (l’urine devient bleue si la concentration est supérieure à 1 mg/L), une analyse sanguine quantitative aidera à établir un pronostic. De nombreux nomogrammes ont été publiés afin de prédire les chances de survie à la suite d’un empoisonnement au paraquat.

Le nomogramme de Hartpermet de prédire le risque de mortalité pour toutes les concentrations et à tout moment(11). Malheureusement, l’analyse des dosages sanguins n’offre généralement pas une fenêtre de lecture assez grande pour orienter les médecins vers une ligne directrice à adopter quant aux soins à dispenser au patient. En plus des tests portant sur le taux de contamination au paraquat, d’autres tests et examens sont nécessaires quotidiennement : biochimie (électrolytes, tests de fonction rénale et hépatique), gaz sanguins (pH, saturation en oxygène), hématologie (formule sanguine complète), radiologie (radiographie des poumons).

Options de traitements(5-8)

Réanimation

Les principes conventionnels de réanimation s’appliquent (c.-à-d. l’évaluation et la gestion des voies respiratoires, de la respiration et de la circulation sanguine). Toutefois, une hypoxémie légère à modérée ne devrait pas être traitée par un apport en oxygène supplémentaire, car ce geste empire le stress oxydatif et les dommages aux poumons. Il est recommandé de tolérer toute saturation qui permet une oxygénation tissulaire adéquate.

L’administration de solutés intraveineux est recommandée afin de maintenir une bonne diurèse. Des analgésiques et des antiémétiques peuvent également être utilisés au besoin.

Décontamination gastro-intestinale

Du charbon activé doit être administré dès que possible. Des études animales ont permis de démontrer que le charbon activé diminue l’absorption systémique du paraquat même au-delà de deux heures post-ingestion(13). La possibilité de faire une décontamination sur place avec de l’argile ou un autre adsorbant minéral (comme de la terre) n’a pas été étudiée spécifiquement en pré-hospitalier, mais pourrait être envisagée si le délai prévisible avant l’obtention de charbon activé est important ou si l’ingestion est significative puisque le paraquat est inactivé par le contact avec le sol(14).

Un lavage gastrique n’est pas recommandé, car il risque de causer davantage de dommages à l’estomac et à l’œsophage liés à la corrosion et il retarderait toute tentative de décontamination. De plus, des vomissements spontanés sont habituellement présents, mais ne devraient pas empêcher la décontamination par le charbon activé. Des antiémétiques peuvent être administrés par la suite, mais la possibilité que les vomissements aident à éliminer le paraquat encore présent dans l’estomac doit être considérée.

Il ne faut pas oublier de décontaminer la peau en enlevant tous les vêtements et en faisant un lavage avec de l’eau et du savon pour prévenir l’absorption dermique.

Élimination extracorporelle

Dans de nombreux centres médicaux, l’hémodialyse et l’hémoperfusion sur charbon activé font partie du traitement conventionnel. Elles ont comme avantage premier et bien connu de remplacer ou d’optimiser la clairance rénale en cas d’insuffisance rénale. Cependant, dans le cas du paraquat ces bienfaits sont limités pour deux raisons :

  1. La clairance endogène du paraquat (en l’absence d’insuffisance rénale) est très efficace au cours des six à douze premières heures. Ainsi, une quantité importante du poison est éliminée de façon naturelle.
  2. Une fois que le paraquat s’est infiltré dans les compartiments tissulaires profonds (les poumons en particulier), les tentatives d’accentuation de la clairance plasmatique du paraquat n’ont qu’un effet négligeable sur sa concentration dans les tissus.

Il semble donc que la meilleure façon d’éliminer le produit toxique serait de commencer tôt à maintenir une bonne fonction rénale ainsi qu’une bonne diurèse. L’efficacité de l’hémodialyse n’a pas bien été évaluée, mais en général elle est recommandée précocement pour éliminer du compartiment sanguin le paraquat avant sa distribution tissulaire. Les cartouches de charbon activé pour hémoperfusion sont rares et limitent l’utilisation de cette technique.

Autres options

Les preuves sont limitées quant à l’efficacité des traitements suivants. Quoi qu’il en soit, étant donné le pronostic sombre, de nombreux médecins incorporent au moins un de ceux-ci.

Immunosuppression

Le paraquat déclenche une réponse inflammatoire aiguë et culmine en une fibrose pulmonaire. La théorie veut que, en inhibant cette réponse inflammatoire, on empêche le processus conduisant à la fibrose. Cependant, les preuves cliniques sont très limitées. Les protocoles de traitement les plus utilisés comprennent la cyclophosphamide et les corticostéroïdes.

Antioxydants

Malgré un manque d’arguments cliniques, le traitement antioxydant comporte un potentiel théorique afin de réduire la toxicité du paraquat en agissant comme éliminateur des DRO et, dans le cas de la NAC, en reconstituant les réserves de glutathion. Les traitements antioxydants qui ont été mis à contribution incluent les vitamines C et E, la déféroxamine, des salicylates, de l’oxyde nitrique et de la NAC. Le dosage optimal de ces molécules n’a pas été établi.

Conclusion

Le paraquat est encore présent au Canada, particulièrement dans les entreprises de paysagement. Il peut donc arriver que des intoxications se produisent. Il est primordial de réaliser la létalité potentielle de ce produit et de prendre toute ingestion très au sérieux. Une évaluation en centre hospitalier est alors nécessaire pour toute ingestion, et il ne faut surtout pas donner de l’oxygène supplémentaire au patient s’il présente une saturation acceptable. Il faut immédiatement communiquer avec un centre antipoison et effectuer une décontamination appropriée avec du charbon activé le plus rapidement possible. La pertinence de diriger un patient directement vers un centre hospitalier capable d’offrir de l’hémodialyse nécessite davantage d’études, de même que pour les autres modalités de traitement. Le centre antipoison pourrait assister les cliniciens en partageant les données probantes les plus récentes à ce sujet au moment de l’intoxication.

Pour toute correspondance

Ami M. Grunbaum
Centre universitaire de santé McGill
Hôpital Royal Victoria, local C6.78
687, avenue des Pins Ouest
Montréal (Québec)  h2A 1A1
Courriel : [email protected]

Références

  1. Paraquat Information Center. Syngenta Crop Protection AG; c2011. [En ligne] http://paraquat.com/ (Consulté le 2011-09-11).
  2. Lock EA, Wilks MF. Paraquat. In: Handbook of pesticide toxicology, 2nd Ed. San Diego: Academic Press; 2001. p. 1559-603.
  3. Casey P, Vale JA. Deaths from pesticide poisoning in England and Wales: 1945-1989. Hum Exp Toxicol. 1994; 13(2):95-101.
  4. Bronstein AC, Spyker DA, Cantilena LR Jr, Green JL, Rumack BH, Giffin SL. 2008 annual report of the American Association of Poison Control Centers’ National Poison Data System (NPDS): 26th annual report. Clin Toxicol. 2009; 47:911-1084.
  5. Gawarammana IB, Buckley NA. Medical management of paraquat ingestion. Br J Clin Pharmacol. 2011; 72:745-57.
  6. Toxinz Poisons Information. New Zealand: National Poisons Centre; c2011. [En ligne]. http://www.toxinz.com/Spec/2194484. Mis à jour le 2011-09-11; consulté le 2011-09-11).
  7. Bradberry SM, Proudfoot AT, Vale JA. Herbicides. In: Shannon MW, Borron SW, Burns M, editors. Haddad and Winchester's clinical management of poisoning and drug overdose. 4thEd. Philadelphia: Saunders; 2007. p. 1195-1211.
  8. Hoffman RS, Nelson LS, Howland MA, Lewin NA, Flomenbaum NE, Goldfrank LR, éditeurs. Goldfrank’s manual of toxicologic emergencies. 8nd Ed. New York: McGraw-Hill; 2011. p. 1502-1506.
  9. Woollen BH, Mahler JD. An improved spot test for the detection of paraquat and diquat in biological samples. Clin Chim Acta. 1987; 167:225-9.
  10. Senarathna L, Eddleston M, Wilks MF, Woollen BH, Tomenson JA, Roberts DM, Buckley NA. Prediction of outcome after paraquat poisoning by measurement of the plasma paraquat concentration. Q J Med. 2009; 102:251-9.
  11. Hart TB, Nevitt A, Whitehead A. (1984). A new statistical approach to the prognostic significance of plasma paraquat concentrations. Lancet. 1984; 2:1222-3.
  12. Proudfoot AT, Stewart MS, Levitt T, Widdop B. Paraquat poisoning: significance of plasma paraquat concentrations. Lancet. 1979; 330-32.
  13. Idid SZ, Lee CY. Effects of Fuller’s Earth and activated charcoal on oral absorption of paraquat in rabbits. Clin. Exp Pharmacol Physiol 1996 Aug;23(8):679-81.
  14. Marrs TC, Ballantyne B. Pesticide toxicology and international regulation. John Wiley and Sons. 2004. p. 483.

Grunbaum AM, Gosselin S. Intoxication aigüe au paraquat: description d'un cas. Bulletin d’information toxicologique 2012;28(1):7-13. [En ligne] https://www.inspq.qc.ca/toxicologie-clinique/intoxication-aigue-au-para…

Numéro complet (BIT)

Bulletin d'information toxicologique, Volume 28, Numéro 1, janvier 2012