Risques associés à l’utilisation du bleu de méthylène chez un patient consommant un médicament ou une drogue à potentiel sérotoninergique

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Auteur(s)
Véronique Bédard
M. Sc., Pharmacienne, Institut national de santé publique du Québec

Introduction

Le bleu de méthylène (BM) est un dérivé de la phénothiazine dont l’utilisation la plus répandue par voie intraveineuse (IV) est lors de parathyroïdectomies. Il agit alors comme marqueur afin de localiser les glandes parathyroïdes, ce qui minimise les dommages nerveux et réduit le temps opératoire(1-4). Il est également utilisé, entre autres, dans le traitement de la méthémoglobinémie, de la vasoplégie et du sepsis(1,2). Depuis 1999, plusieurs cas de « toxicité au système nerveux central (SNC) » décrits initialement comme étant des encéphalopathies ou des déliriums, à la suite de l’administration de BM IV, ont été publiés(1-3). Avec l’augmentation du nombre de cas et l’analyse rétrospective des cas précédents, il a été démontré que les patients présentant une toxicité au SNC avaient tous reçu un antidépresseur inhibant le recaptage de la sérotonine. L’hypothèse d’une interaction entre le BM et les inhibiteurs du recaptage de la sérotonine (IRS) menant à un syndrome sérotoninergique (SS) également appelé toxicité sérotoninergique, a été donc émise(1-4). Cette interaction, plutôt qu’une toxicité intrinsèque du BM, expliquerait la symptomatologie décrite.

Santé Canada a publié, en février 2011, un avis aux professionnels de la santé signalant des cas de SS survenus à la suite de l’administration du BM IV à des patients recevant un IRS. Plusieurs de ces cas avaient nécessité une admission à l’unité de soins intensifs(5). Cet avis prévoyait une mise à jour de l’information posologique du BM, ainsi que des recommandations sur l’arrêt des IRS en vue de l’administration de BM IV. Pour sa part, la U.S. Food and Drug Administration (FDA) a émis, en juillet 2011, un communiqué à l’intention des professionnels de la santé et du public avisant du risque d’interaction entre le BM IV et les médicaments à propriétés sérotoninergiques(6). Des recommandations pour la gestion de cette interaction y sont proposées. Dans un deuxième communiqué, en octobre 2011, la FDA précisait la nature des substances impliquées dans les cas disponibles et mentionnait qu’elle effectuait un suivi de la situation(7).

L’objectif de cette revue de littérature est de présenter les cas publiés suivis d’une analyse de cette interaction.

Méthodologie

Une recherche a été effectuée sur la base de données Medline à partir des termes « methylene blue », « serotonin », « serotonin syndrome » et « serotonin toxicity ». Les références des articles retenus ont ensuite été consultées afin de sélectionner les articles pertinents à cette revue de littérature. Il a été possible d’identifier plusieurs revues de littérature décrivant les mêmes cas. Quatorze cas et deux séries de cas ont ainsi été retenus(1-3). Un cas supplémentaire non cité dans les revues de littérature a également été retenu(4).

Résultats

Les différents cas publiés sont présentés au tableau 1 (voir version PDF).

Ainsi, quinze cas de SS possibles, probables ou définitifs secondaires à l’administration de BM IV sont rapportés dans la littérature. Tous les cas rapportés impliquent des patients ayant reçu un IRS avant l’administration de BM IV; aucun cas de SS en l’absence d’un IRS n’a été rapporté par les auteurs.

Huit cas sont classés définitifs et sévères, un cas définitif et modéré, trois cas probables et sévères, deux cas probables et modérés et un cas possible. Le début de la symptomatologie, lorsque rapporté, est rapide : moins d’une heure dans huit cas et moins de trois heures dans un autre. Huit cas signalent une admission à l’unité de soins intensifs desquels cinq patients ont dû être intubés. Pour les cas où la rémission est documentée par les auteurs, cette dernière est survenue en moins de deux semaines. Pour huit patients, il y a eu rémission complète au jour 4 ou moins.

Le cas de Patel et collab. (2006), mentionné par certains auteurs,n’a pas été retenu puisqu’il n’y avait pas suspicion de syndrome sérotoninergique(2). Tous les cas rapportés ont impliqué le BM IV pour une parathyroïdectomie, sauf ceux de Shanmugam et collab. (chirurgie cardiaque) et Schweibert et collab. (chirurgie urétérale). Les doses de BM variaient de 1 à 7,5 mg/kg IV administré usuellement sur environ une heure pré/périopératoire, bien que généralement non détaillé dans les rapports de cas(1).

La probabilité et la sévérité ont été déterminées par Gillman en utilisant le Hunter Serotonin Toxicity Criteria (HSTC)(1). Il est à noter que les cas ont été déterminés comme étant « probables » par Gillman lorsque la symptomatologie décrite était suggestive de clonus sans que ce terme soit spécifiquement utilisé.

Le cas de Mihai et collab. (2007) a été classé « possible », car il n’y avait aucune autre étiologie possible et il a été suspecté que l’anesthésie avait masqué certains signes du SS(1).

Le tableau 2 résume les deux séries de cas publiées (voir version PDF).

Ainsi, 28 patients sur 193 recevant du BM dans la première étude, et 17 patients sur 132 recevant du BM dans la deuxième, étaient en traitement avec un IRS. De plus, 12/28 et 5/17, respectivement, ont expérimenté une toxicité au SNC. Aucun cas de toxicité au SNC n’a été rapporté chez les patients ne recevant pas d’IRS. Cependant, les détails cliniques sont insuffisants pour poser un diagnostic autre que « toxicité au SNC »(1).

Un patient est décédé à la suite d'un arrêt cardiorespiratoire probablement secondaire à une comorbidité (cardiomyopathie)(3).

Discussion

Plusieurs hypothèses ont été émises au cours des dernières années pour expliquer la toxicité au SNC secondaire au bleu de méthylène. Rosenbaum (2006)a été le premier à soulever l’hypothèse que les symptômes observés chez un patient pourraient être secondaires à un SS dû à une interaction entre le BM et un IRS(1). Découlant de cette hypothèse, une étude de Ramsay et collab. a clairement démontré que le BM IV est un puissant inhibiteur sélectif et réversible de la monoamine oxydase A (IMAO-A) et un inhibiteur partiel de la MAO-B(8). À des doses aussi faibles que 1 mg/kg, il produit une inhibition complète de la MAO-A(1).

Les symptômes du SS sont l’agitation, la diaphorèse, l’hypertonie, la fièvre (plus de 38 °C), les tremblements, l’hyperréflexie ou les clonus (spontanés, inductibles ou oculaires)(1,5). Le Hunter Serotonin Toxicity Criteria (HSTC) permet de classifier la sévérité des cas de SS(1).

Il s’agit d’un phénomène relié à la concentration synaptique de sérotonine et peut être précipité par une surdose de certains produits ayant des propriétés sérotoninergiques ou à la suite de certaines interactions(1). Selon Gillman, à des doses thérapeutiques, seule l’interaction entre un IMAO et un IRS peut conduire à un SS sévère(1). Toujours selon Gillman, le BM seul ne pourrait précipiter un SS, de même qu’un IRS seul même en surdose, ne pourrait précipiter un SS sévère(1). Il est cependant à noter que quelques cas de SS relativement sévères n’impliquant pas d’interaction avec un IMAO sont rapportés dans la littérature(9-12). Ces cas impliquaient un IRS seul en surdose ou une interaction entre un IRS et un ou plusieurs autres médicaments.

Les IRS incluent principalement les inhibiteurs sélectifs du recaptage de la sérotonine (ISRS), les inhibiteurs du recaptage de la sérotonine et de la noradrénaline (IRSN) tels que la venlafaxine, ainsi que la clomipramine et l’imipramine, deux antidépresseurs tricycliques. De même, le tramadol, la mépéridine, la méthadone, la dextrométhorphane, le fentanyl et le millepertuis, entre autres, ont des propriétés d’inhibition du recaptage de la sérotonine(1,13).

Ainsi, plusieurs auteurs ont corrélé la symptomatologie décrite dans les cas de toxicité au SNC secondaire au BM avec les critères diagnostics du SS(1-4). Comme présenté aux tableaux 1 et 2 (voir version PDF), tous les cas sont survenus chez des patients consommant des IRS. Le fait que la majorité des cas décrits soient sévères appuie l’hypothèse d’une interaction entre un IRS et un IMAO, soit le BM, cette interaction étant à l’origine d’une majorité de cas sévères(1). Plusieurs cas sont définitifs et les cas probables seraient définitifs si le terme clonus avait été utilisé par les auteurs. Cliniquement, les cas probables seraient pris en charge comme étant des SS(1). De plus, le nombre de cas et leur sévérité sont sans doute sous-évalués dans un contexte de chirurgie générale, puisque l’anesthésie générale est connue pour masquer certains signes clés du SS, induisant donc de faux négatifs(1).

Il est à noter que la mirtazapine, la trazodone, le bupropion et plusieurs antidépresseurs tricycliques, lors d’une surdose ou à la suite d’une interaction avec un IMAO, ne produisent pas suffisamment d’effets sérotoninergiques pour précipiter un SS(1). Une interaction avec le BM est donc improbable.

Il est également important de savoir que le MDMA (ecstasy), les amphétamines, l’acide lysergique diéthylamide (LSD) et la cocaïne, reconnus comme étant des causes possibles de SS, pourraient provoquer un SS par interaction avec le BM, bien qu’aucun cas n’avait été publié lors de la rédaction de cet article(1,13,14). Il en va de même pour le lithium, le tryptophane et la buspirone, entre autres, reconnus pour leur implication dans le SS(13,14).

Conclusion

L’administration de BM IV à dose aussi faible que 1 mg/kg peut provoquer un SS sévère chez les patients consommant des IRS. Les conséquences cliniques d’une telle interaction peuvent être très importantes. Il semblerait qu’il y ait également eu des cas de décès secondaires à cette interaction, non publiés pour l’instant(15). Comme recommandé par plusieurs auteurs, par Santé Canada et par la FDA, cette association devrait être évitée peu importe la dose de BM, puisque cette interaction n’est pas dose-dépendante(1-6,8,15). Si l’administration de BM IV est indispensable, les IRS devraient être cessés quatre à cinq demi-vies avant l’administration de BM, tout comme lors du passage d’un IRS au moclobémide(1,5). La FDA précise qu’un traitement avec un médicament ayant des propriétés sérotoninergiques ne devrait pas être débuté moins de vingt-quatre heures après la dernière dose de BM(6). Si un patient en traitement avec un IRS ou une autre substance reconnue comme pouvant causer un SS recevait une dose de BM IV, une surveillance étroite des signes et symptômes de SS devrait être effectuée dans les heures suivant la dose de BM. En effet, la symptomatologie se présente rapidement et la sévérité clinique est importante chez plusieurs des cas répertoriés nécessitant fréquemment une réintubation et une admission à l’unité de soins intensifs. La FDA précise aussi que, dans une telle situation, le médicament ayant des propriétés sérotoninergiques doit être cessé immédiatement et une surveillance étroite de la symptomatologie du SS effectuée pendant une période de deux semaines (cinq semaines pour la fluoxétine) ou de vingt-quatre heures suivant la dernière dose de BM, soit le plus court entre les deux(6).

Pour toute correspondance

Véronique Bédard
Pharmacienne
Institut national de santé publique du Québec
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Courriel : [email protected]

Références

  1. Gillman PK. CNS toxicity involving methylene blue: the exemplar for understanding and predicting drug interactions that precipitate serotonin toxicity. J Psychopharmacol 2011 Mar;25(3):429-36.
  2. Ng BK, Cameron AJ. The role of methylene blue in serotonin syndrome: a systematic review. Psychosomatics 2010 May;51(3):194-200.
  3. Pollack G, Pollack A, Delfiner J, Fernandez J. Parathyroid surgery and methylene blue: a review with guidelines for safe intraoperative use. Laryngoscope 2009 Oct;119(10):1941-6.
  4. Heritier Barras AC, Walder B, Seeck M. Serotonin syndrome following Methylene Blue infusion: a rare complication of antidepressant therapy. J Neurol Neurosurg Psychiatry 2010 Dec;81(12):1412-3.
  5. Santé Canada. Toxicité sérotoninergique associée au bleu de méthylène injectable chez les patients recevant également des inhibiteurs du recaptage de la sérotonine. Santé Canada 2011-02-16; [En ligne] http://www.hc-sc.gc.ca/dhp-mps/medeff/advisories-avis/prof/_2011/methylene_blue-bleu_nth-aah-fra.php (consulté le 2011-12-16).
  6. U.S. Food and Drug Administration. FDA Drug Safety Communication: Serious CNS reactions possible when methylene blue is given to patients taking certain psychiatric medications (2011-07-26). U S Food and Drug Administration 2011-10-20; [En ligne]
    http://www.fda.gov/Drugs/DrugSafety/ucm263190.htm (consulté le 2012-03-16).
  7. U.S. Food and Drug Administration. FDA Drug Safety Communication: Updated information about the drug interaction between methylene blue (methylthioninium chloride) and
    serotonergic psychiatric medications (2011-10-20). U S Food and Drug Administration 2011-11-08; [En ligne] http://www.fda.gov/Drugs/DrugSafety/ucm276119.htm (consulté le 2012-03-16).
  8. Ramsay RR, Dunford C, Gillman PK. Methylene blue and serotonin toxicity: inhibition of monoamine oxidase A (MAO A) confirms a theoretical prediction. Br J Pharmacol 2007 Nov;152(6):946-51.
  9. Olsen DG, Dart RC, Robinett M. Severe Serotonin Syndrome from Escitalopram Overdose. J Toxicol Clin Toxicol 2004;42(5):744-5.
  10. Karunatilake H, Buckley NA. Serotonin syndrome induced by fluvoxamine and oxycodone. Ann Pharmacother 2006 Jan;40(1):155-7.
  11. Keegan MT, Brown DR, Rabinstein AA. Serotonin syndrome from the interaction of cyclobenzaprine with other serotoninergic drugs. Anesth Analg 2006 Dec;103(6):1466-8.
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  14. Robottom BJ, Weiner WJ, Factor SA. Movement disorders emergencies. Part 1: Hypokinetic disorders. Arch Neurol 2011 May;68(5):567-72.
  15. Gillman PK. Methylene blue and serotonin toxicity: definite causal link. Psychosomatics 2010 Sep;51(5):448-9.

Bédard V. Risques associés à l'utilisation du bleu de méthylène chez un patient consommant un médicament ou une drogue à potentiel sérotoninergique. Bulletin d’information toxicologique 2012;28(2):2-10. [En ligne] https://www.inspq.qc.ca/toxicologie-clinique/risques-associes-l-utilisa…

Numéro complet (BIT)

Bulletin d'information toxicologique, Volume 28, Numéro 2, avril 2012